Non, ce n’est pas la fraude des usagers qui ruine la Sécurité sociale

lundi 14 septembre 2015
par  Martine Lalande
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On nous en rebat les oreilles : ce serait la fraude des usagers - aux arrêts de travail, aux allocations familiales, à l’identité pour se faire soigner...- qui ruinerait la Sécurité Sociale. Comme si cela permettait d’expliquer les 11 milliards de déficit annuels de ce système de protection sociale.

D’où les injonctions de lutte contre la fraude, voire les procès faits aux usagers soupçonnés de s’être fait soigner indûment, alors qu’ils n’étaient pas sur le territoire français depuis trois mois consécutifs, alors qu’ils ont passé trop de temps dans leur pays d’origine, ou qu’ils ont eu besoin d’un arrêt de travail prolongé. Et la chasse à la fraude avec la photo sur la carte vitale, et les recommandations aux médecins de faire le moins possible d’arrêt de travail (par exemple). Ainsi que des contrôles antifraude de plus en plus liberticides, depuis le contrôle des causes d’arrêt de travail jusqu’à celui du compte bancaire des bénéficiaires de la CMUc. Ainsi tous sont suspectés de frauder, professionnels et usagers, et de frauder sur les droits et sur les prestations.

Quelle fraude ? qui frauderait et pourquoi ?
De quoi parle-t-on ? d’abus de consommation ? de besoins trop important ? de droits parcimonieux arrachés ? Comment faire la différences entre ceux qui « frauderaient » pour s’enrichir (et comment : en revendant des médicaments ? en percevant des indemnités journalières pour leurs vacances ?) et ceux qui, n’ayant pas de droits, ont besoin de trouver un moyen de se faire soigner (comment faire si on ne peut pas payer son accouchement quand il se produit en France et que l’on n’a pas encore de droits ? doit-on reprendre son travail alors qu’on n’est pas rétabli au bout du séjour jugé « raisonnable », au risque de rechuter ? attendre trois mois pour se faire soigner quand on a une rage de dents ?...)

Du côté des usagers, on renonce plus souvent aux soins qu’on ne fraude
Face à la fraude présumée, on peut mettre en avant le renoncement aux soins et aux droits : 700 millions d’euros de CMUc et 378 millions d’euros pour l’aide à la complémentaire santé n’ont pas été versés en 2011 car les personnes concernées ne les ont pas demandés (pendant que 5.7 milliards d’euros de revenu de solidarité active (RSA) n’ont pas été versés à des personnes qui y auraient eu droit).

Il existe une autre fraude, et des cadeaux aux employeurs
Quant à la fraude à la Sécurité sociale, elle existe du côté de la fraude aux cotisations sociales, à la fois du fait des cotisations non payées par les employeurs (au-delà de la fraude, il existe des entreprises spécialisées dans le conseil à l’optimisation des charges sociales) et par les impôts non réglés, qui s’évaluent à des milliards.

Sans compter les cadeaux faits aux entreprises, par les exonérations de charges sociales, théoriquement destinées à relancer la compétitivité, avec un succès que l’on n’a pas vu sur le taux de chômage. Il ne s’agit pas là de fraude, mais de privilèges, que l’on peut mettre en regard du renoncement aux droits et aux soins qui, eux, creusent les inégalités sociales devant la santé.

Le problème c’est l’accès aux soins
Si tricherie il y a parfois du côté des usagers, on peut se demander quelle est la part de celle qui permet l’accès aux soins et aux droits (prendre la carte vitale de quelqu’un de sa famille, ne pas déclarer qu’on est retourné dans son pays d’origine plus longtemps que prévu...) et celle qui relève de réelles escroqueries. Finalement, le Conseil d’Etat lui-même déclare : « la fraude des pauvres est une pauvre fraude » et met en garde contre les sanctions contre des erreurs ou des manquements de peu de gravité.

Un discours manipulateur qui cache de vraies questions
Le discours des politiques et des médias sur la fraude des usagers est culpabilisateur et occulte les manoeuvres réalisées par beaucoup de contributeurs pour se soustraire aux cotisations sociales. Elle fausse le débat sur les dépenses de santé et l’équilibre des comptes de la protection sociale, qui doit tenir compte des besoins de santé de la population, et des risques de renoncement aux droits et aux soins, qui sont des pertes de richesses pour la société.

On peut se demander pourquoi ce discours s’est déplacé de la lutte contre le gaspillage (qui concernait autant les professionnels de santé que les usagers) à la lutte contre la fraude (qui stigmatise surtout les usagers). Et comment cela s’est produit insidieusement en même temps qu’apparaissaient les franchises, instituées en 2008 pour faire participer les usagers au financement de leurs démarches de santé, au-delà de leur droit à une protection sociale basée sur leurs besoins et alimentée par des cotisations sociales.



Commentaires

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mardi 6 octobre 2015 à 13h43 - par  Lanja

Bonjour,

Merci pour le texte.

Je crois quand même que la plupart des gens ont avalé et digéré le discours de la fraude sur la base de " ceux qui travaillent ( donc qui paient et qui cotisent) y ont droit" et sous-entendu pas les autres. A mon sens, si on veut tordre le cou à ça, il faut l’évoquer. En consultation, c’est ce que les gens disent : "on a bossé, on a cotisé, et maintenant on n’a droit à rien." Et des fois à la suite de ça, le fameux " alors que y’en a d’autres..." ( en gros, ils ne foutent rien et ont les mains pleines).

Je me pose donc de plus en plus de question sur ce "droit d’accès aux soins". Il faudrait vraiment qu’on puisse dire "besoin d’accès aux soins", parce que ce droit est assis sur le fait de participer financièrement au système, ce qui en exclut de fait une partie de la population. Et en miroir, on devrait dire " devoir de participation" au système pour toutes ces entreprises qui ne cotisent plus, qui ont été exonérées et qui menacent gravement le financement d’un organisme solidaire.

Bon, sur un forum plus élargi, je pense qu’on aurait des commentaires du style : et la fraude des professionnels ? A ce sujet : un reportage de France inter sur les actes facturés en maison de retraite (http://www.franceinter.fr/emission-le-zoom-de-la-redaction-fraude-a-la-secu-dans-les-maisons-de-retraite). Patatras. La fraude des professionnels, c’est aussi la réponse qu’on m’a faite dans une réunion de formation LDH quand j’ai parlé et me suis emportée contre le contrôle des comptes des bénéficiaires de la CMU c - qui est un scandale pur - réponse faite par un employé CPAM. 

Lanja
Lanja

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mardi 15 septembre 2015 à 16h10 - par  Martin Coutellier

Merci Martine pour cette présentation limpide du problème ... qui n’en est donc pas un !

Je pense qu’il s’agit d’un très bon exemple de coproduction politicomediatique : tout ce petit monde, gouvernement et opposition, éditorialistes, journaux télévisés, presse écrite quotidienne ou hebdomadaire, et leurs experts attitrés, participent à la construction de la fraude comme problème menaçant tout le système de solidarité sociale - laissant entendre (quand ils ne le disent pas carrément) que sans les malotrus tout irait comme sur des roulettes ; occultant (entre autres) le problème de l’accès aux droits, bien plus important comme tu le soulignes. Ça résonne avec la perspective individualiste qui a envahi toutes les analyses (si quelque chose ne fonctionne pas, c’est qu’une bande de gens sans morale profitent d’un système par ailleurs vertueux), ainsi qu’avec un petit fond raciste (ces gens sans morale sont bien souvent aussi un peu basanés), et ça marche aussi bien pour la sécu que pour le chômage, ou le logement ... ou la dernière crise financière ! (Que l’on doit bien sur à quelques Madof sans scrupules).

Un exemple parmi de très nombreux autres (ici concernant le chômage) est analysé dans cet article : http://www.acrimed.org/Les-tricheurs-du-Point (ce n’est pas le site du diplo mais c’est un journaliste du diplo donc ça compte non ?)

D’un point de vue "éditorial", il me semble que saucissonner le problème du trou de la sécu pour l’aborder par différents côtés est une bonne option. Ce qui me fait penser qu’on pourrait aussi l’aborder par ce qu’il n’est pas ! Que pensez-vous de rédiger un cordel qui développerait l’idée discutée dans les commentaires qui accompagnent le premier article de Martine (du genre "Le trou de la sécurité sociale n’est pas une question comptable.") ?

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