Le Comptoir Philanthropique du Levant

lundi 13 avril 2015
par  Lucien Farhi
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A Lazare

Avant-propos

Après avoir fait ses premières armes au Comptoir Philanthropique du Levant, présidé par mon père, le stagiaire grec a dirigé, pendant vingt deux années, le Comptoir Philanthropique de Thessalonique, qui en était issu.
Ensuite, on perd sa trace.
Il n’est pas mort, en dépit des informations allant dans ce sens que m’ont fait parvenir mes agents en Grèce.
D’abord, parce que les amoureux de Stendhal, quand ils sont Grecs, ne meurent pas.
Ni ceux qui ont souffert pour de justes causes.
Ni ceux qui ont trop aimé les femmes.
Parce que le Comptoir Philanthropique du Levant, maintenant disparu, ne peut rester sans successeur.
Parce qu’en plus, notre dernière partie d’échecs est restée inachevée.
Parce que je ne veux pas.
Il lira ces lignes que j’ai tracées pour lui. Il ne me laissera pas seul.

Beyrouth. Dessin à la plume. Henri Yedid

Le Comptoir Philanthropique du Levant

A midi, la chaleur moite règne sans partage sur le bitume enflammé des rues de la Cité. Des myriades de soleils traquent des passants apeurés, réfugiés sous les auvents, attendant, l’air absent, que la lumière se trompe, que la nuit anticipe sur elle pour la faire fuir à regret, comme s’esquiverait une averse prise de remords, après avoir cédé à un trop violent accès de mauvaise humeur.

Parfois, parmi ces gens agglutinés, un homme serre de près le corps luxuriant d’une beauté orientale dont la nuque laisse perler un filet de sueur qui se coule dans les méandres d’un ample col blanc. La femme, ainsi pressée, se retourne et un sourire, un très léger mouvement des lèvres dessine, si l’hommage est reçu, une imperceptible invite.

Alors, affrontant les soleils dont le délire meurtrier ne s’est pourtant pas démenti, tous deux quittent l’abri de l’auvent. La fournaise les engloutit et la plupart de ces amours naissantes s’y volatilisent sans retour. Certains, cependant, poursuivent leur course : à ceux-là, les soleils servent d’aliment aphrodisiaque. On les voit s’engager dans de libidineuses poursuites, à travers les souks aux fruits et légumes, au grand marché des symboles sur lequel pommes, bananes et grenades passent de main en main. A l’abri de la cohue, les corps, gavés de promesses, s’affrontent à nouveau, en inadvertances favorables à l’épanouissement d’incongrues privautés. Le plus souvent, le désir finit par affoler ses aiguilles. L’homme, ainsi éperonné, ceinture à pleins bras sa proie défaillante et, au centre du cercle agrandi de la foule qui s’écarte, se déroule à nouveau la scène primitive, chère à ces peuples du Livre.

Les soleils ont, entre-temps, resserré leur étreinte. La profusion des liquides qui ruissellent à présent, enveloppe le couple d’un halo qui fait loupe et dont émergent les amoureux purifiés, mais gravement brûlés. Le SAMU les conduit au Comptoir Philanthropique du Levant.

Le Comptoir occupe une suite de sept pièces, au second étage d’un immeuble qui en compte trois. Le rez-de-chaussée abrite un cafetier-traiteur, qui fournit boissons magiques et narguilés enchantés à tous les bureaux et échoppes du voisinage. Au premier étage officie, au milieu d’autres activités dont je ne me souviens plus, un forgeron devenu dentiste. Du troisième et dernier, je ne sais rien.

Une ombre réparatrice règne dans cet immeuble. C’est pourquoi les blessés y sont acheminés par les secours. Ils peuvent enfin s’y défaire des soleils brûlants, attachés comme des mâchoires coupantes à leurs peaux enfiévrées. C’est à la faveur de cette fraîcheur que mon père, patron du Comptoir Philanthropique du Levant, délivre ses élixirs. Normalement, c’est une activité de gros, mais il fait une exception pour les amoureux, dans le cadre d’échanges rigoureusement codifiés.

Dans la première pièce, mon oncle est penché sur sa machine à calculer dont il tourne la manivelle avec fureur, comme un hamster sa roue. Il est chargé des comptes, mais quand on aime, on ne compte pas, les amoureux traversent habituellement cette pièce sur leur nuage, sans s’y arrêter. Mon oncle tourne avec plus de fureur sa machine. Il se demande quand viendra son tour d’aimer sous les auvents pour, lui aussi, être acheminé au Comptoir Philanthropique du Levant, et traverser dédaigneusement sa propre pièce, sans un regard pour le pauvre bureaucrate assis derrière son instrument de torture. Mais mon père veille au grain : il l’a attaché à sa machine et ne le libère qu’à la tombée du jour, au moment où la nuit a vidé les auvents de leurs amoureuses. Je ne comprends pas cette perversité de la part de mon père. Peut-être se doute-t-il que ma mère stationne, de temps à autre, sous les auvents, et veut il lui éviter une rencontre embarrassante avec mon oncle ?

Dans la pièce suivante, trois employés aux écritures, Joseph, Maurice et René pâlissent sur des grimoires. Ils tiennent les stocks, échangent des correspondances avec les clients et les fournisseurs. Eux aussi sont attachés par mon père à leurs registres : des années plus tard, quand je suis entré en possession de ces livres couverts de chiffres, j’ai découvert, les ayant déposés par inadvertance sur le manteau d’une cheminée où ils avaient chauffé, qu’entre les lignes du devoir, les clercs écrivaient des chansons à l’encre sympathique. C’est pourquoi, les amoureux, qui les entendent – oui, les entendent – silencieusement remuer les lèvres, font pause dans cette pièce. Mon père devait être au courant des agissements de ses commis, car cette station était autorisée. J’en ai déduit que, pour sa part, mon oncle n’avait jamais rien écrit entre les lignes et que c’était pour cela que les amoureux ne s’arrêtaient pas dans sa pièce. Ils percevaient, dès qu’ils y pénétraient, que mon oncle ne comptait pas en chansons.

Les troisième, quatrième et cinquième pièces, servaient, la première de laboratoire et les deux autres d’ateliers de fabrication. Dans ces locaux, mon père mettait au point puis faisait composer ses philtres et produits philanthropiques. L’avant-dernière servait de lieu de stockage pour les emballages vides et produits finis. Dans la septième et dernière, se préparaient les expéditions, à l’aide d’un fichier d’adresses connues de mon père seul.

J’en reviens aux ateliers. Je les connais bien, pour y avoir officié, au cours d’un long stage effectué au Comptoir, dans le cadre de mes études de philanthropie.

Tout se passe dans une pénombre fraîche, qui contraste agréablement avec la chaleur torride qui règne dans les rues chauffées à blanc. Les amoureux se mettent à leur aise. L’instant est très émouvant, pendant lequel l’amoureuse pose le pied sur un tabouret et se penche gracieusement pour délacer sa chaussure et je ne sais, dans mon trouble d’adolescent, qu’admirer davantage : le corsage qui s’entrouvre légèrement pour laisser apercevoir le sillon sombre et mystérieux entre deux seins lourds, la chute des reins qui gonfle la robe en courbure d’horizon, ou le pied nu et brun qui émerge d’une sandale à haut talon.

Nous arrêtons alors, le stagiaire grec et moi-même, la partie d’échecs entamée en même temps que notre discussion sur les sources de la Chartreuse et installons les amoureux, face à des cadrans où s’inscrivent en hébreu des caractères incompréhensibles, que mon père a tracés au cours de longues soirées solitaires.

Nous les branchons. Ils goûtent à nos mixtures réparatrices, disposées dans des tubes rangés dans l’ordre mystérieux dicté par un ancien et vénérable jeu.

Nous captons ensuite dans nos cornues, en contrepartie, l’odeur de leurs sueurs, le pli des ventres qui s’étirent, le bruit des doigts de pied dans la nuit, quand les plantes se cabrent sous la caresse et génèrent de somptueux orgasmes.

On sait que l’opération s’achève quand baisse la température des amoureux et qu’ils finissent par paisiblement s’endormir sur la paillasse du laboratoire. Je ferme doucement leurs paupières, cependant que le stagiaire grec leur tricote d’improbables Odyssées, avant d’aller reproduire, en série dans les ateliers, les produits que nous leur avons dérobés, tout en dialoguant à mi-voix, tels Fabrice et sa tante.

C’est ainsi, qu’au Comptoir Philanthropique du Levant, mon père fabrique les parfums et les philtres magiques, dont il fournit un Orient aujourd’hui disparu.


Commentaires

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lundi 13 avril 2015 à 19h53 - par  anne marie Pabois

j’adore ce texte ! j’aime son allure échevelée, j’aime ne pas savoir où il m’entraîne ! J’attend d’autres nouvelle du comptoir philanthropique du Levant Vite, je suis déjà en manque ! AMP

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