Cordel 85 : "Je te crois", déni, témoin et témoignage
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A une époque où se succèdent les témoignages de personnes ayant subi des agressions, notamment sexuelles, (Me-too, écrivaines, actrices, associations.), quelle aide trouver du côté de la psychanalyse ? Face au déni, à quelles conditions peut-on se croire, être cru.e ou pas ? Et ensuite comment mettre en œuvre une protection ?
Un constat d’une violence massive, appuyé sur d’innombrables témoignages
160 000 enfants sont violentés sexuellement chaque année en France par un père, un grand-père, un oncle, un cousin voire une grand-mère, ou autres. Une centaine de féminicides par an, partie émergée de l’iceberg terrible des violences conjugales et sexistes, sans compter tous les autres cas de violences, y compris sociales. Et, souvent, les victimes qui parlent aujourd’hui, longtemps après les faits, se heurtent à l’incompréhension.
Les phénomènes de sidération et d’amnésie traumatiques
Comme l’a mis à jour le psychanalyste Sandor Ferenczi, les traumatismes graves provoquent une sidération et un clivage en deux parties, une vivante, une quasi morte, qui ne veulent rien savoir l’une de l’autre. Puis la partie encore vivante se réveille et se remet à vivre, au prix d’une amnésie, la partie quasi morte continue à ressentir des souffrances, mais ne sait pas ce qui se passe. Puis les souvenirs reviennent et cela explique les témoignages très longtemps après.
Comment se croire ? La constitution du témoin à l’intérieur de soi
Selon les mots de Philippe Réfabert, le premier témoin c’est la mère, la personne qui s’occupe du bébé. Elle valide le ressenti du bébé : « Oui, tu as faim. Oui, tu as sommeil ». Surtout elle présente le monde avec son positif et son négatif. Elle atteste de la part d’ombre en chacun et de l’existence de la mort, mais aussi du fait qu’on peut être pleinement dans la vie. Dans ce cas, la mère, (ou le père) est un vrai témoin. Comme le dit Donald Winnicott, elle permet à l’enfant de se différencier d’elle. Quand devant un miroir, elle prend l’enfant dans ses bras, l’enfant se voit, lui, et il la voit, elle. Alors le sujet conquiert son indépendance grâce à la séparation avec un autre, intériorisé, et un autre, désormais extérieur, la mère. C’est cet autre intériorisé qui est témoin pour l’enfant.
L’effacement et la trahison du témoin
Parfois l’enfant ne peut se construire témoin pour lui-même, il ne peut pas se croire, s’il est confronté à l’effacement du témoin à l’intérieur de lui ou à sa trahison : par exemple quand des parents ont failli à leur fonction de témoins en se faisant eux-mêmes les agresseurs et en effaçant leur crime, « comme si de rien n’était ». Le témoin intérieur de l’enfant se met alors en état d’hibernation. Et, selon les mots de Sandor Ferenczi, il peut inconsciemment choisir la stratégie de « l’ identification à l’agresseur » pour excuser celui-ci.
Un déni social et ses sous-bassements
Dans la société, un phénomène analogue se produit : la société se cache trop souvent dans un déni, pour ne pas voir la gravité et la fréquence de ces agressions, par incapacité de se représenter le viol d’un enfant, par peur de la violence et peur des agresseurs, par fascination pour le pouvoir et ceux qui le possèdent. On sait que seuls 8% des victimes vont être crues et recevoir une réponse sociale positive, et que les autres vont se heurter à un « ça m’est égal » ou « Tu mens »
Le soin psychique sous l’angle du témoignage
Le psychanalyste Philippe Réfabert propose de considérer le témoignage comme central dans la psychothérapie. « [...] L’analyste crée les conditions telles que le témoin à l’intérieur de l’analysant (le patient) voie sa capacité de témoigner restaurée. Son éthique tient aux moyens qu’il se donne pour ranimer le témoin dans l’analysant, un témoin fragile, prêt à rendre les armes pour s’effacer à nouveau. Il parait décisif de repérer avec l’analysant comment son entourage, sa famille se sont accommodés des lacunes de l’histoire de la lignée, et quelles distorsions rhétoriques ( histoires,…) l’analysant et l’entourage ont dû inventer pour masquer ces lacunes. Mais l’essentiel est dans ce qui se joue entre l’analysant et l’analyste. Celui qui a vécu la trahison d’un proche qui aurait dû être protecteur n’a qu’une façon paradoxale de se conduire pour changer. Inconsciemment, il crée les conditions pour que se répète l’injure qu’il a subie, pour que d’aventure l’agresseur revienne sur son agression, la reconnaisse et se fasse témoin. Il conduit l’autre à répéter le crime selon les mots de Sandor Ferenczi, un crime qui n’avait pas été instruit. Il en va ainsi dans l’analyse. Où là, on peut espérer que l’analyste reconnaissance le crime. »
La prise en compte du témoignage du côté des psychanalystes et des soignants
Même si la psychanalyse a ouvert la place à l’écoute des victimes, celle-ci n’ a pas toujours été pleine et entière . Sigmund Freud a renoncé à sa théorie du trauma au profit de la priorité donnée aux fantasmes. Une grande partie des analystes ont préféré penser que ce renoncement était justifié ; ils n’arrivent pas à écouter le témoignage de Sigmund Freud lui-même quand il a révélé que son propre père Jacob était un abuseur. Ils ont évacué ce témoignage en disant que cela était peu plausible, sous prétexte que Sigmund Freud est revenu dessus 15 jours après. Le poids du patriarcat, de la loyauté envers les collègues, de la peur du scandale était sans doute trop fort pour se donner le droit d’y croire. De même, les médecins n’ont pas toujours écouté les victimes.
Et pourtant, aujourd’hui la parole des victimes est mieux reconnue par les soignants et la société. Il s’agit de reconnaitre à la fois le trauma et les stratégies de défense que les patients ont dû inventer. Même si le déni est encore fréquent, voire massif de tous côtés, un mouvement social s’est constitué pour que le témoignage soit validé et enfin suivi de protection.
Citations
« Depuis quelque temps , je parle, je parle, mais je ne vous entends pas, ou à peine. Où êtes-vous ? Que dites-vous ? Je sais que cela fait peur. Vous savez, pour se croire, faut-il encore être crue. »
Judith Godrèche dans son discours aux Césars 2024
« C‘est la dénonciation qui fait l’opprobre. Il faut être prêt à perdre beaucoup de choses quand on décide de parler. On perd sa famille, c’est évident, on perd son village aussi, on perd son enfance, ses souvenirs d’enfance, ses illusions d’enfance. »
Neige Sinno, Triste tigre, éditions P.O.L., 2023
« Mais il (James Baldwin) concevait, désormais, l’importance de sa tâche en tant qu’écrivain, en tant que témoin des péripéties d’une population noire assoiffée de justice et de liberté dans un pays qui avait désespérément besoin d’un crieur dans le désert du racisme. »
Yannick M. Blec, James Baldwin, Folio-Biographies, 2024
Un choix de société à faire
Sous la présidence du juge Edouard Durand, la CIIVISE, Commission Indépendante sur l’Inceste et les Violences faites aux Enfants a recueilli 30 000 témoignages et a construit une doctrine reliant de façon indissociable témoignage et protection. « Si tu me dis que tu es victime, je te croirai et je te protègerai. » Elle a élaboré 82 préconisations : notamment l’imprescriptibilité des agressions sexuelles contre les enfants, un repérage systématique, la garantie de soins spécialisés et la formation des différents intervenants, le maintien pérenne de la commission, et la prévention. Le rapport public de la CIIVISE - CIIVISE Commission Inceste .Pourtant le juge Durand a été écarté, la commission a été privée de ses moyens d’action. Les pouvoirs publics et la société semblant préférer protéger les agresseurs plutôt que les enfants .
« Nous voulons absolument faire comme si ce n’était pas vrai. Qu’est-ce que le déni ? Ca n’existe pas, ce n’est pas vrai, ce n’est pas grave, ça ne nous regarde pas, on peut très bien s’en sortir, c’est une affaire privée. On fait comme si on n’avait pas entendu, comme si à chaque fois on repartait à zéro.
On invite les victimes à sortir du silence et on leur reproche toujours de parler. Quand elles parlent, on leur reproche de faire de la délation. Quand elles écrivent, on leur reproche de faire des réseaux sociaux un tribunal populaire. Quand elles désignent l’agresseur, on leur reproche de lancer une chasse à l’homme. Quand elles ne le nomment pas, on leur reproche de manquer de courage.
Car il s’agit bien d’un choix et celui qui sera fait, par les pouvoirs publics et la société toute entière, dira quel groupe humain nous voulons être, quelle civilisation. Péguy l’a dit, une civilisation sera jugée sur ce qu’elle aura considéré comme négociable ou non négociable, il ne faut jamais l‘oublier.
Le corps des enfants, le corps des femmes, négociables ou non négociables ? La légitimité de la parole de tout être humain, négociable ou non négociable ? Le principe de responsabilité( Hans Jonas) et la continuité du monde ( Hannah Arendt) par la protection et l’éducation des enfants, négociables ou non négociables ?
Il faut choisir. Au prix du sacrifice des victimes, au prix du coût du déni, payé rubis sur l’ongle, tout laisse à penser que la parole des victimes, on l’a assez entendue. Ca suffit. On éteint la lumière.
Pourtant quelque chose s’est grippé dans le mécanisme du déni. Un sillon a été creusé depuis la fin du vingtième siècle avec opiniâtreté. Les premiers témoignages, la littérature, les mouvements féministes et les associations de victimes, le CIASE (la Commission indépendante sur les abus sexuels dans l’Église ), Me too sur les réseaux sociaux, le théâtre, le cinéma, la CIIVISE aussi, espace de rassemblement, de reconnaissance et de légitimité. Elle a rendu sensible l’urgence d’engager une politique publique déterminée de protection des enfants. Témoignage après témoignage, un mouvement social s’est constitué.
Edouard Durand
, 160 000 enfants : violences sexuelles et déni social, Gallimard, Tracts n°54, février 2024
Références bibliographiques :
Sandor Ferenczi :
le journal clinique ed Payot 2014
Philippe Réfabert
Comme si de rien n’était ed Campagne Première 2018
Edouard Durand
160 000 enfants, violences sexuelles et déni social ed Tracts Gallimard 2024
https://www.ciivise.fr/le-rapport-p...
https://www.youtube.com/watch?v=y_c...
Judith Godrèche
vidéo sur France-Inter : https://www.youtube.com/watch?v=Ltl...
Neige Sinno
Triste tigre ed P.O.L 2023
vidéo sur France-Inter : [https://www.youtube.com/watch?v=mKYfqwdIgFM]
pour visualiser et imprimer le cordel, cliquer sur la vignette ci dessous ( il s’agit d’un document A4 recto verso , à imprimer et ensuite à plier en 4 , pour en faire un "cordel" à l’image des cordels brésiliens petit fascicule d’écrit subversif ou de poème accroché à une corde à linge et vendu dans les marchés )
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