Cordel 86 : La main sur la poignée de la porte
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LA MAIN SUR LA POIGNEE DE LA PORTE
C’est la fin de la séance, de la consultation, ou de la visite à domicile. La main est sur la poignée de la porte, prête à l’ouvrir ou c’est déjà fait. Une parole surgit, prononcée comme anodine, en dernière minute. « Au fait docteur.e » , « Je ne vous ai pas dit »…On y prend garde ou pas, selon la disponibilité ou le surmenage. Parfois cela nécessite de tout recommencer : « Rentrez, asseyez-vous il faut qu’on en parle » ou bien on enregistre « On en parlera la prochaine fois », sans oublier. Quelle est cette parole et comment intervient-elle dans la consultation et dans la relation ?
Pourquoi cette parole de dernière minute ?
L’inconscient s’exprime. J’ai oublié de dire... Cela me revient en tête. Est-ce que j’étais venu.e pour dire ça ? Quand j’en prends conscience, il m’est impératif de le dire. Cela sort « tout seul ». Pourquoi à ce moment-là, presque trop tard ? Je ne sais pas ce que le ou la soignant.e en fera.
Quelque chose m’inquiète. J’ai pris rendez-vous pour un motif alors que j’ai une autre crainte. A la fin du temps imparti, je réussis à lâcher le réel motif de ma visite. Un symptôme de maladie à prendre au sérieux voire en urgence. « J’ai eu une douleur dans la poitrine en montant une côte… ». Je préfèrerais que ce ne soit rien. Je sais quelque part que cela peut être grave, donc il faut que je le dise. Je rassemble mes forces et je me jette à l’eau.
Un test pour savoir si on peut faire confiance. La confiance vis-à-vis d’un.e soignant.e se construit au cours des années. Elle peut être immédiate, ou moins évidente. On ne sait pas si on peut tout dire et comment cela sera pris. Peut-être que cette parole est lâchée pour voir si le ou la soignant.e réagit de façon adaptée. Tester la vigilance, la capacité d’écoute et d’empathie…
Prolonger un peu la relation. La séance a duré un certain temps, on a abordé et réglé des problèmes. Les sujets du jour sont-ils épuisés ? Comment prolonger un peu cette relation qui aide ? Ou poursuivre un débat qui nous a opposé.es… ? Voire reprendre le pouvoir, la maîtrise de la situation.
En demander un peu plus. Il y a souvent plusieurs motifs de consultation, surtout en médecine générale. On sait que le temps des soignant.es est compté. Mais on n’a pas abordé tous les problèmes. Un flot de pensées m’assaille, l’espoir d’être entendu.e et la peur que le sujet soit vraiment abordé. La relation a été encourageante, cela me permet de me lancer finalement.
Pour le ou la soignant.e, que fait cet imprévu ?
Face à cette parole imprévue de dernière minute, qui contient parfois une information, un indice ou une émotion, les sentiments et les réactions du ou de la soignant.e sont diverses. Le temps dont il ou elle dispose, son degré de fatigue ou d’agacement, sa disponibilité d’esprit, sa conscience professionnelle ou sa peur du risque et son empathie jouent.
Qu’est-ce qu’il ou elle me veut ? On peut être agacé.e parce que l’on a déjà beaucoup donné et que la personne en rajoute ou n’a pas su hiérarchiser les problèmes présentés. Cela peut ressembler à un acte manqué, entraînant de nouvelles réflexions que l’on n’a pas le temps de laisser se développer car la séance est terminée. Cette parole nécessite d’être prise en compte, elle ajoute un élément de diagnostic médical.
Pourquoi si tard ? Le moment est déroutant : à la fin, presque trop tard. Cela donne envie de ne pas manquer cet instant. Quelle est la signification de ce « presque manqué » ? La peur que ce soit grave ? L’envie que ce ne soit pas entendu ? Cela questionne la relation de soins pour laquelle on a proposé un espace et un temps qui visiblement n’ont pas suffi.
Est-ce un test ? Ne pas en parler avant ce moment où cela va peut-être ne pas être entendu fait prendre un risque. A la personne mais aussi au ou à la soignant.e. Quand celui ou celle-ci réalise le danger que cela aurait pu représenter, il ou elle peut se demander ce que la personne a voulu vérifier. Si on allait réagir de façon adaptée ? Si on allait louper l’information et abandonner la personne à son interrogation ? Si on aurait encore la patience de se pencher sur un nouveau problème ?
Une preuve de confiance. Cette parole qui aurait pu ne pas apparaître peut devenir une chance. Heureusement que la personne l’a dite, juste à temps. Peut-être que toute la consultation était motivée par cette réflexion. Ou que c’est un « plus » qui a été permis car on a établi une relation de confiance. Tout ce qu’il s’est passé avant a permis qu’une chose importante soit dite. Cela n’arrive pas si souvent.
Faut-il supprimer les poignées de porte, que l’on nettoie si consciencieusement au moment des épidémies ? Porte coulissante ou tourniquet, l’ultime réflexion surgira quand même… |
Comment réagir ? Que faire de ce qu’il se passe à ce moment ?
Il y a beaucoup de façons de réagir à cette parole :
– Ne rien dire. La personne en reparlera. Ne pas manquer une urgence quand même.
– Proposer d’en parler la prochaine fois. Le noter pour ne pas oublier. Cela donne le temps d’y réfléchir.
– Rebondir, chercher une réponse ou poser une question, pour montrer qu’on trouve ça important.
– Se rasseoir, recommencer un bout de consultation.
– Dire ce que l’on ressent : « Ah ça alors, pourquoi ne le disiez-vous pas ? » ou « Incroyable, vous partiez sans le dire ? » ou encore « Ce que vous me dites là, c’est important »...
Cette parole qui peut paraître une provocation, est comme un cadeau.
Pour les deux personnes en présence. Pour le ou la soignant.es, qui croyait avoir terminé la consultation, et comprend qu’il y a autre chose. Pour la personne, qui arrive à dire quelque chose d’important malgré lui ou elle, presque trop tard mais juste à temps.
Dans ce moment moins codifié, un moment de battement ou les rôles sont moins définis, et les paroles moins attendues. Cela offre une fenêtre pour passer à l’acte pour des choses moins formelles, plus difficiles à dire. C’est possible parce qu’on a confiance. Ce temps entre deux peut être un espace, une scène pour permettre un changement.
Sortir de la peur de la maladie. Sortir de la méfiance vis-à-vis des soignant.es. Oser prendre l’initiative. Se saisir de ce moment pour en faire un espace de liberté. Sortir de la pièce, c’est sceller pour un temps le moment libéré qu’a constitué la consultation. Alors on peut comprendre que l’angoisse ou l’inconscient s’exprime à ce moment-là.
Un moment de sérendipité où, comme dans un éclair, alors qu’on cherche quelque chose, on découvre autre chose, découverte heureuse souvent jubilatoire. Le mot « Serendipity » a été inventé en 1747 par l’esthète anglais Horace Walpole à la suite de sa surprise de découvrir dans un tableau du XVIème siècle l’indice d’un lien inattendu entre deux familles italiennes. Le néologisme a été créé en référence au conte oriental « Les Trois princes de Serendib ». Serendib est le nom en persan de Sri Lanka dont le roi, avant de leur céder le pouvoir, enjoint à ses trois fils de sortir du palais et de courir le monde. Les fils vont appliquer à un milieu qui leur est totalement étranger les connaissances reçues de leur précepteur, ce qui conduit à des découvertes inattendues et surprenantes. Dans la vie quotidienne l’intérêt de ce terme est de déplacer l’attention de l’objet cherché vers la faculté d’accueillir autre chose, mettre du jeu entre des éléments, pas sans analogie avec la création poétique et artistique. |
Une façon de « Vérifier l’hypothèse » mise en scène par certaines personnes
Moi, patient.e, j’ai l’habitude qu’on m’envoie balader quand je demande de l’aide, je recrée les conditions qui mettent a priori en échec l’aboutissement de cette demande d’aide. Je demande au moment le moins propice, avec le maximum de chances qu’on me refuse cette aide. Je rejoue la scène de ce refus de relation ou de coopération. Cela vérifie bien l’hypothèse que je suis un cas non aidable, non aimable, non soignable. J’ai parlé de mon problème, comme on m’enjoint à le faire régulièrement mais dans des conditions qui me "protègent" et ne feront pas changer la situation. Je lance une sorte d’injonction paradoxale au soignant, qui agit comme une carapace pour moi patient.e.
Citations « L’inspecteur sort de la pièce et en tenant la poignée de la porte « Au fait, madame Smith, je peux vous poser une question ? » » Inspecteur Colombo Les deux amis se dirigent vers la porte et le général ayant posé la main sur le clenche, tous deux s’arrêtent…Conrad demande « Ne m’as-tu pas annoncé deux questions ? » Sandor Maraï , Les Braises, Albin Michel, 1995 La lueur timide, l’instant éclair, le silence, les signes évasifs, c’est sous cette forme que choisissent de se faire entendre les choses les plus importantes de la vie. Vladimir Jankélévitch Emission France Inter sur la sociologie des portes https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/la-tete-au-carre/la-sociologie-des-portes-et-des-seuils-4646283 |
pour visualiser et imprimer le cordel, cliquer sur la vignette ci dessous ( il s’agit d’un document A4 recto verso , à imprimer et ensuite à plier en 4 , pour en faire un "cordel" à l’image des cordels brésiliens petit fascicule d’écrit subversif ou de poème accroché à une corde à linge et vendu dans les marchés )
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